Dualité et non-dualité
La plus grande partie des concepts dont se sert le mental fonctionnent dans la dualité. Il n’existe pas d’ordre d’expérience humaine dans lequel la représentation n’est pas pensée en terme de concepts duels : capitalisme/communisme, fait/droit, bien/mal, vertu/vice, dieu/diable, vrai/faux, beau/laid, théorie/pratique, chaud/froid, joie/tristesse, force/faiblesse, absolu/relatif, transcendant/immanent, abstrait/concret, idéal/réel, objectif/subjectif etc. Le caractère trop systématique et formel de ce type d’opposition finit par éveiller la méfiance. La question qui se pose est alors de savoir si la dualité n’est pas seulement le propre des constructions mentales taillées par l’intellect. N’est-elle pas une source constante de faux problèmes ? N’est-elle pas sur le fond fictive ? Sans véritable portée ontologique ? Si c’était le cas, l’accès à l’ontologie devrait être nécessairement non-duel, obligeant par là à transcender la dualité du mental ordinaire.
Pourtant, toutes les dualités ne viennent pas nécessairement des constructions de la pensée. Ce n’est pas la pensée qui fabrique la dualité droite/gauche dans la symétrie du corps, mâle/femelle chez les animaux, homme/femme, pôle +/pôle – sur la pile électrique, etc. On pourrait dénombre un certain nombre de dualités qui existent dans la nature, antérieurement à toute pensée humaine. Auquel cas la pensée duelle ne serait pas une fiction et aurait aussi une portée ontologique. Etant déjà à l’œuvre dans la Nature, nous serions parfaitement fondé de la simuler dans la représentation sous la forme de concepts duels.
La question est très complexe et, depuis Parménide, elle ne cesse de resurgir dans la pensée occidentale. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, il y a eu au moins un système qui s’est évertuer à introduire une logique non-duelle, celui de Hegel. Hegel tente de montrer que la contradiction est à l’œuvre dans les choses, sa dialectique thèse-antithèse-synthèse entend surmonter les antinomies formulées par Kant dans La critique de la raison pure. Cependant, le caractère très systématique et formel de la dialectique hégélienne finit aussi par éveiller la méfiance.
La pensée contemporaine bute sur cette même difficulté. Elle a commencé l’examen critique de la pensée. C’est tout naturellement en logique que les tentatives se sont portées. Tout récemment, Stéphane Lupasco a pu développer un programme pour introduire le dépassement de la logique de la dualité, à travers de la refonte du tiers exclus en tiers inclus. Et cette refonte ne se ramène pas du tout à la dialectique de Hegel.
Quel statut devons-nous reconnaître à la dualité ? La dualité est-elle dans la nature des choses ou est-elle seulement dans la représentation de la nature des choses ? Comment discerner une dualité fictive, qui n’est que l’ombre engendrée par les complications de l’intellect, d’une dualité réelle, présente dans le réel ?
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A. Dualité, conflit et contradiction
Il n’est pas nécessaire de donner d’emblée de la dualité une interprétation métaphysique. Il est plus facile d’en percevoir clairement la manifestation sur le plan psychologique et ses conséquences concrètes et pratiques. Or s’il est un vécu qui nous est très familier et qui a un rapport étroit avec la dualité, c’est bien l’état de contradiction dans lequel nous abordons la vie.
1) J’aime/je n’aime pas, je désire/je déteste, je veux/je ne veux pas etc. sont des mouvement qui dépendent de jugements qui, une fois prononcés, nous précipitent dans les contrariétés, les contrastes, les déchirements, les sautes d’humeur et les drames de la vie ordinaire. La plupart du temps, nous n’en avons guère conscience. Nous prenons la contradiction au niveau le plus tardif de sa manifestation, sans voir sa pensée racine. Nous avons appris à nous résigner par avance à penser que « la vie est une lutte ». Vivre dans des contradictions semble « normal ». Ce n’est que lorsque cela commence à faire très mal que nous nous en soucions vraiment.
Il suffit d’ouvrir les yeux. Quelques mots, tirés de Krishnamurti dans De la connaissance de soi à ce sujet : « Notre existence quotidienne est une série de contradictions. Nous parlons de paix, nous essayons de vivre en paix, mais nous préparons la guerre ; nous parlons de liberté, mais l’enrégimentement a lieu de tous temps. Il y a la pauvreté et des richesses, du mal et du bien, de la violence et de la non-violence. Notre vie entière est une série de contradictions. Nous voulons être heureux et nous faisons tout pour engendrer le malheur ».
Mais pourquoi ? Est-ce l’incurable sottise du genre humain qui est responsable de cet état de fait ? C’est un « fait » qui ne tombe pas du ciel, mais qui est constitué de l’intérieur par le sujet. Cette dualité est notre propre fait. Elle ne va nullement de soi.
La première approche consiste donc à examiner cette étrangeté de nos vies : je veux/je ne veux pas, vécu en même temps. Sur le même plan. Sous le même rapport. Donc je tire/je pousse en même temps, et… je m’étonne de ne pas avancer d’être mécontent, frustré et insatisfait. Je me mets dans une ambivalence et je me place délibérément dans un état de conflit et je ne vois pas l’immobilisme où je me suis placé. La Vie n’est pas statique, mais intensément dynamique. Si je pouvais couler avec le mouvement vivant de la Manifestation, sans introduire la friction d’une opposition contradictoire, ma vie serait elle-même portée par le mouvement. Je n’aurais pas le sentiment qu’elle est une lutte. Mais ce n’est pas mon expérience habituelle. Ce n’est pas du tout le lot de l’expérience ordinaire. Dès l’entrée dans la vigilance quotidienne, je perçois le monde et l’expérience, comme celui d’objets qui d’emblée sont séparés de moi, et s’opposent à moi. Il y a moi et ces choses que je dois affronter, moi et ces résistances que je dois vaincre, moi, dans l’affrontement continuel de ma volonté et des événements. Il y a moi et les autres, il y a moi et le tourbillon des événements du monde. Je vis harcelé par cette « réalité » dans laquelle je suis tombé et je me débats contre elle pour essayer de devenir quelqu’un. La traction de toujours devoir être ce que je ne suis pas encore me précipite dans le temps psychologique. J’attends tout de demain, j’espère que le futur pourra me combler, je crains qu’il ne soit fait que d’épreuves et d’échecs. J’ai peur de rater ma vie en n’atteignant pas les buts que je me suis fixé. Je cultive le scepticisme et l’amertume quand l’idéal n’est jamais au rendez-vous et que la vie n’est jamais à la hauteur de ce que je voudrais qu’elle soit. Et par-dessus le marché, cette conscience qui dit « moi », « moi », ne cesse de proclamer sa sédition à l’égard de tout le reste, pour étendre son empire sur ce qu’elle voit immédiatement comme un non-moi.
En résumé, dans le conflit intérieur il y a : a) La conscience d’une séparation entre moi et le monde est une dualité. b) L’opposition entre moi, en souci de devenir, et ce qui est, entre le devoir-être et l’être est une dualité. c) L’élément commun dans lequel la dualité prend naissance, c’est le sujet moi. Que tombe le sentiment de séparation entre moi et le monde et la dualité vole en éclat. Que prenne fin la projection du souci de devenir, et la dualité perd son fondement. Plus mystérieusement : que disparaisse le sens de l’ego, et la dualité n’a plus rien qui puisse l’alimenter.
La situation de conflit interne je veux/je ne veux pas, suppose nécessairement un choix, mais c’est un choix très particulier qui alimente la pensée duelle. Un choix qui exclut son contraire. Je veux le plaisir, sans la douleur. Je veux la joie, mais pas la tristesse. Je veux l’ordre, mais pas le désordre. Je veux la paix, mais pas le conflit. Je veux la liberté, mais pas la servitude. Je veux de la chance, sans la malchance. Je veux le bien sans le mal. Je veux de l’amour-passion, sans la haine passionnelle etc.
Et c’est là que la question devient très subtile. La Vie, dans son processus vivant, dans son expansion dynamique est une et sans division. La pensée duelle introduit la division et implémente cette idée fausse, selon laquelle nous ne devrions avoir que le positif, sans le négatif ; alors précisément que ce qui est, c’est l’unité vivante qui les englobe tous les deux. Si bien que la contradiction ne se fait pas attendre. Le seul fait de rechercher d’avantage de plaisir invite aussi l’expérience de plus de douleur. En cherchant une joie sans tristesse, inévitablement j’invite la tension des hauts et des bas, du sommet de la vague et de son creux, de la joie et de l’abattement. L’ordre sans désordre devient autoritaire et obsessionnel, le désordre revenant comme confusion mentale. La paix imposée de force, sans la capacité de comprendre le conflit, réassure et perpétue le conflit. Le culte de la bonne fortune me met à la merci du destin et me prive des bénédictions que la vie m’apporte. Le rigorisme moral du bien que l’on veut « purifier » de tout mal, si on le laissait faire, nettoierait très vite la planète de tout ce qui est vivant. On a fait au sujet de Beethoven et de Vivekananda une remarque identique : la puissance de personnalité colossale de l’un, comme de l’autre, aurait pu en faire des tyrans d’une extraordinaire cruauté. Et bien non, cette puissance s’est donnée à elle-même dans la musique chez Beethoven. Vivekananda est devenu disciple d’un grand saint de l’Inde. Cela n’élimine en rien la puissance. Quant à l’exemple de l’amour-passion, sans la haine passionnelle, c’est une illusion romantique soigneusement entretenue. Que l’on puisse encore s’y laisser piéger, contre les démentis constants de la vie, cela ne plus guère s’expliquer que par le conditionnement collectif et la confusion entretenue dans les médias.
La question de fond est que « si je choisis une des contradictions, la paix et ne comprend pas son opposé », je n’enveloppe pas la Vie dans sa totalité et je me trouve en fait paralysé, incapable d’intégrer les contraires que j’ai moi-même engendré. « Choisir un des opposés n’engendre pas l’intégration ». Dans le monde relatif, une chose ne peut exister sans son contraire. Ce type de pensée est une pensée complètement erronée, inadéquate. Penser de cette manière, ce n’est pas penser correctement. Ainsi, « ce n’est pas le choix, mais le fait de penser correctement qui engendre l’intégration. Lorsque l’on pense correctement, les contradictions ne sont pas possibles ; si nous savons penser correctement la contradiction cessera… La contradiction est la nature même du moi, le siège du désir ». Choisir dans ce qui est un pôle duel, sans son pôle complémentaire, c’est être incapable d’accepter ce qui est, c’est refuser la réalité.
Les domaines dans lesquels la pensée duelle opère sont légion. Rien ne lui échappe, car elle est liée à une erreur de l’intellect que ne voyons jamais, mais que nous reproduisons à l’envie. La question revient donc : comment penser correctement ? Le terme « correct » est assez gênant. Il a été oblitéré d’un sens excessivement statique, qui s’allie aisément avec un mode de pensée duel assez rigide. Krishnamurti le souligne immédiatement : « penser correctement et se livrer à une pensée correcte sont deux états différents… Penser juste est une chose à découvrir, tandis que la pensée correcte n’est qu’un conformisme. Penser juste est un processus, tandis qu’une pensée correcte est statique. Penser juste est mouvement continuel, constante découverte ; c’est-à-dire que ce n’est que par une constante lucidité en action (laquelle n’est autre que nos relations humaines) que l’on peut penser juste ».
2) Quand l’esprit commence par un schéma pour se tourner ensuite vers ce qui est, ou bien, quand il préfère partir de l’idéologie, pour rejoindre ensuite les fait, ou encore, quand il cultive le souci de construire en théorie, avant d’observer ce qui est, il pense de manière assez statique. Il perpétue de l’ancien et de sait pas voir de manière neuve. Et comme l’ancien a largement été modélisé par le travail de la pensée duelle, il perpétue en fait des représentations fondées sur un mode de pensée incorrect.
A partir du moment où nous pensons de manière contradictoire, nous structurons une réalité contradictoire et une société empêtrée dans ses contradictions. Ce passage nécessaire de l’individu au collectif doit être profondément compris. Dans le texte que nous suivions plus haut, l’accent est assez nettement marqué : « vivant en état de contradiction, nous sommes empêtrés dans une société contradictoire qui est le résultat de notre propre projection. Je veux, et je ne veux pas ; je veux vivre en paix ; et en même temps, je vois que je suis antisocial. Nous vivons dans un état de constante contradiction et, en conséquence, il y a désintégration ». Et la désintégration n’est que le mouvement contraire de l’intégration. La conséquence d’un processus souterrain de division et d’opposition constante dans la pensée.
Dans quelle mesure sommes-nous collectivement enrégimentés par la pensée duelle ? N’est-ce pas l’inertie de la conscience collective qui maintient son empire ? Il n’y a, sur cette question, qu’à examiner le statut très étrange de nos valeurs dans la postmodernité. Nous découvrions alors la liste indéfinie de nos oui…mais.
Prenons le plaisir sexuel. Nous aimerions nous servir de la sexualité comme instrument de notre gratification personnelle, mais nous avons aussi appris que c’était mal de le faire. Les religions en occident ont enseigné que l’on ne devait pas tirer plaisir des joies du corps et surtout pas du sexe. Nous abordons toujours la sexualité avec des relents de honte et de culpabilité. Le sexe est adulé, mais c’est aussi lui qui livre le registre de vocabulaire du mépris.
Prenons l’argent. Nous sommes très content de pouvoir en posséder et nous avons le désir d’en acquérir d’avantage, mais en même temps l’argent, ce n’est pas bien. Il est entendu que celui qui aime faire quelque chose ne devrait pas en plus recevoir d’argent. Et à la limite, il est moral de gagner de l’argent en faisant ce que l’on déteste faire. Et nous payons des salaires dérisoires à des hommes qui consacrent leur vie au bien d’autrui, tout en donnant des fortunes à ceux qui ne se livrent qu’à des exploits médiatiques.
Nous cherchons le pouvoir, ne serait-ce parce que nous apprécions le fait de sentir notre territoire augmenter. Nous nous sentons grandis quand en nous se développe un plus grand pouvoir, mais on nous a répété que le pouvoir c’est mal. Le pouvoir corrompt l’homme et un homme qui dispose de beaucoup de pouvoir doit forcément être mauvais.
De manière très ingénue, nous adorons la gloire, sous la forme des vedettes du show business, et nous sommes prêts à leur jeter à la tête des sommes d’argents considérables, mais on nous a dit et répété que la gloire, ce n’est pas bien et qu’il est mal de chercher à glorifier sa propre existence.
Nous attribuons une très haute valeur à la liberté individuelle, c’est elle que nous dressons comme le dernier rempart de notre civilisation contre la barbarie, mais prenons soin de faire en sorte que nos enfants soient solidement encadrés et conformes à nos modèles sociaux, bien « intégrés ». Nous les maintenons le plus longtemps possible sous notre autorité physique, religieuse, économique, idéologique, politique, de manière à ce qu’ils ne fassent pas un mauvais « usage de leur liberté ». En fait la liberté nous fait peur, nous la voyons comme une licence irresponsable qu’il serait dangereux de confier à n’importe qui.
Nous savons bien qu’il est important de nourrir l’amour de soi, que c’est seulement dans la réconciliation avec soi que la vie peut prendre son essor, mais on nous a aussi appris que l’amour de soi, c’est mal, qu’il vaut mieux se soucier d’abord des autres et surtout ne pas s’accorder une importance. Ce ne serait que complaisance, égocentrisme et narcissisme. Pascal dit dans les Pensées qu’il « ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi ». La supériorité de la religion chrétienne, dit Pascal, vient de là, de ce qu’elle enseigne la haine de soi. Nous avons un peu honte de ce qui nous procure une gratification personnelle. Si une chose doit être faite, par pur devoir, contre notre propre sensibilité, alors c’est assurément qu’elle est bonne. Aller contre soi-même nous permet de mériter le bonheur, comme prix de notre sacrifice, comme prix d’une mortification de l’amour de soi. Ce qui veut dire qu’en fait nous nous servons de la culpabilité pour nous sentir mal, à l’égard de qui nous fait du bien !
La liste est ouverte. Nous pourrions la prolonger en évoquant le soin accordé au corps, le désir en général, la connaissance de l’univers et même la relation entre l’homme et l’Absolu. Nous trouverions partout, l’ambivalence de la représentation duelle. Ainsi, le sexe, l’argent, le pouvoir, la gloire, la liberté, l’amour de soi, le désir, le corps, la sagesse, Dieu sont devenus des problèmes. Tous les débats qui mettent en jeu un objet quelconque de désir sont piégés par avance par la pensée duelle. La politique, c’est droite/gauche ! On nous a appris qu’il faut toujours tout trancher : on est pour/contre. Vous devez vous ranger en amis/ennemis, il y a nous/les autres, les proches/les étrangers, le capital/le prolétariat, etc. C’est-à-dire, qu’il est recommandé de faire abstraction de la complexité en opérant partout une simplification duelle. Ce qui bien sûr alimente les conflits.
Nous sommes incapables d’affirmer la Vie dans son intégralité et de la reconnaître dans toutes ses manifestations parce que nous n’avons jamais appris à penser autrement que dans la dualité. Nous ne savons pas mettre chaque chose à sa juste place et repenser les contraires dans l’unité des complémentaires.
B. De la dualité à la complexité
En bref, nous ne savons pas aborder la complexité autrement que par des simplifications duelles abusives.
1) Revenons sur les Pensées que nous venons de citer. Pascal a une intuition fulgurante de la non-séparation dans la Nature, dont la compréhension est mortelle pour la pensée duelle : « Les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout». Ce qui veut dire que connaître, c’est toujours relier et non pas séparer, décomposer, opposer, ce qui est le propre de la boucherie de l’intellect ordinaire - comme le dit très bien Amiel dans son Journal -. Distinguer certes, mais pas disjoindre. Une chose n’existe que dans sa relation avec les autres et dans sa configuration dans un tout qui l’englobe. La relation a un sens à la fois statique, ce qui veut dire que toute situation réelle est complexe de fait, et dynamique, ce qui veut dire encore que les processus qui oeuvrent dans le réel sont causalement inter-relié. Cette interrelation n’est pas le fait de l’homme, elle est tissée dans l’intelligibilité même de la Nature, dans son fonctionnement le plus intime. D’où le passage qui suit, quelques lignes plus bas : « Toutes choses étant causée et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties».
La conscience d’unité est indispensable dans le domaine de la connaissance. Elle est aussi d’une exceptionnelle urgence sur le plan de l’action de l’homme dans le monde. Si la Nature forme un tout, il n’est pas possible d’isoler quoi que ce soi, il n’y a pas de petite action et aucune action n’est sans conséquence, immédiatement et à long terme. Pascal le dit aussi très bien : « Le moindre mouvement importe à toute la nature ; la mer change pour une pierre. Ainsi, dans la grâce, la moindre action importe par ses suites à tout. Donc tout est important. En chaque action, il faut regarder, outre l’action, notre état présent, passé, futur, et des autres à qui elle importe, et voir les liaisons de toutes ces choses». Nous ferions d’immenses progrès, si nous pouvions immédiatement comprendre qu’il n’y a pas d’existence séparée. Tout est lié dans le champ de la connaissance, comme tout est étroitement lié dans la Nature. Or le propre de la pensée duelle, c’est justement d’aller en sens inverse, de penser dans la séparation, la disjonction, là les choses ne sont ni séparables, ni disjointes.
Il y a une relation entre dualité-simplification et non-dualité-complexité. Ce que nous allons examiner maintenant. L’opération de la pensée duelle consiste à diviser, opposer, fragmenter. Nous appelons pensée fragmentaire ce mode représentation qui, comme le montre David Bohm, sépare ce qui dans le réel est en fait intimement lié et qui aussi par ailleurs recrée aussi de fausses unités qui n’existent pas dans le réel, mais seulement dans les concepts.
2) Les textes magnifiques de Pascal ci-dessus, sont souvent cités par les auteurs qui militent aujourd’hui pour une réforme de la pensée et le passage à un nouveau paradigme, le paradigme de la pensée complexe, dont Edgar Morin en premier chef.
Le propos d’Edgar Morin se place d’abord sur le terrain épistémologique. Il examine le paradigme de la science classique, ses principes d’intelligibilité et ses limites ; pour lui opposer un nouveau modèle plus à même de rendre compte du réel que celui de la science classique, le paradigme de la complexité. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le détail de cette question. Ce qui réclamerait une autre étude. Il nous suffit d’examiner les principes et de voir si nous pouvons effectivement discerner en eux l’opération propre à la pensée fragmentaire.
Partons des analyses conduites dans Science avec conscience. Selon Edgar Morin, la science classique, fondée par les modernes avec Descartes et Galilée, est structurée sur un modèle analytique qui progresse par simplification de son objet et a donc tendance à éliminer l’appréhension de la complexité. La représentation de la science moderne est à la source de toute une série de problèmes que nous rencontrons aujourd’hui. Edgar Morin insiste surtout sur la situation de fragmentation extrême du savoir en une multitude de disciplines compartimentées, qui s’ignorent les unes les autres. Et ne peuvent donc jamais travailler en synergie. D’où l’importance d’un travail transdisciplinaire pour rétablir une pensée globale, là où la représentation est en miette, là où le savoir devenu tellement spécialisé, qu’il est de plus en plus ésotérique, clôt sur lui-même et incommunicable au profane. D’où la nécessité de surmonter les contradictions que nous ont laissé les représentations fondées sur ce type de pensée, pour « tenter de concevoir le noeud gordien des profondeurs où tout est indissolublement et indescriptiblement lié ». Si on reprend les oppositions dressées dans Science avec conscience sous la forme d’un tableau, on obtient ceci :
Ancien paradigme
Nouveau paradigme
Analytique, simplificateur et réducteur
Systémique, complexe et ouvert
1) Le principe d’universalité, « il n’est de science que du général », règle positiviste par excellence, expulse ce qui est local et singulier.
Le principe d’universalité reste valide mais insuffisant, il faut prendre en compte ce qui relève du local et du singulier.
2) La science classique ne prend pas en compte l’action du Temps et fait très peu de cas de l’historique.
Intègre l’irréversibilité du temps et son dynamisme créateur. En biologie, doit le faire en terme d’ontogenèse, de phylogenèse et dans la théorie de l’évolution.
3) Procède essentiellement par l’analyse, raisonne sur des parties, ou unités élémentaires.
Reconnaît l’impossibilité d’isoler des unités élémentaires à la base de l’univers physique
4) Ramène le savoir à ses principes d’ordre, lois, constance et invariance. Disqualifie par avance toute connaissance incapable de se structurer suivant ce modèle
Reconnaît que la question de l’organisation est incontournable, au niveau biologique, mais aussi sur le plan anthropologique
5) « Causalité linéaire, supérieure et extérieure aux objets »
Adopte une causalité complexe, circulaire, enveloppant rétroaction, synergie, détournement et réorganisation
6) Modèle mathématique qui tend à ériger en explication souveraine la suprématie de l’ordre dans un déterminisme universel.
Considère les phénomènes dans une dialogique : ordreðdésordreðinteractionðorganisation
Ç ï Ã
7) Cherche à isoler son objet par rapport à son environnement : Physique, biologie de laboratoire.
Adopte le principe de distinction, mais non de disjonction entre l’objet et son environnement.
8) Pratique une disjonction sujet/objet observateur/observé. La vérification des faits suffit à garantir une absolue objectivité qui exclut le sujet connaissant.
Admet que le savoir se structure dans la relation sujet-objet, observateur-observé. Il y a nécessité d’introduire le sujet humain, dans sa culture, son histoire, sa définition anthropologique
9) Tend donc à éliminer la problématique du sujet dans (et de) la connaissance scientifique.
Admet la possibilité et la nécessité d’une théorie du sujet
10) Réduit la connaissance du réel à l’objectivable, au formalisable et au quantifiable, tend à éliminer par avance la question de l’Etre.
Admet qu’il est nécessaire d’envelopper tous les plans de réalité, et de donner un contenu physique, biologique et anthropologique à la catégorie d’existence
11) Considère que l’autonomie n’est pas concevable à l’intérieur des sciences.
Considère qu’il est possible à partir d’une théorie de l’auto-production de reconnaître scientifiquement la notion d’autonomie.
12) Suppose la fiabilité absolue de la logique de la dualité, pour recevoir ou non une théorie. Toute contradiction apparaît alors nécessairement comme le signe d’une erreur
Admet la limitation de la logique. Reconnaît la limitation interne de toute démonstration formelle. Reconsidère la contradiction pour y voir l’indice d’un domaine plus profond de réalité
13) Soutient penser que dans des idées claires et distinctes, dans le cadre d’un discours monologique censé envelopper et rationaliser le réel.
Admet qu’il est indispensable de penser de manière dialogique et par macro-concepts, en liant des notions éventuellement antagonistes.
(notes bibliographiques dans version définitive)
Quelques explications rapides : (1) Réintroduire le singulier et le local, c’est renoncer à la prétention d’un empire totalitaire de l’universel. Le singulier et le local restituent le sens de l’ambiguïté. C’est aussi ce qui permet de recevoir la connaissance de l’histoire, bien qu’elle ne puisse se porter candidate au statut de science universelle (2) Réintroduire l’action du temps en physique, c’est retrouver la puissance du Devenir et ne plus se contenter d’opposer le temps subjectif, avec le temps objectif. Ce travail a été mené par Ilya Prigogine en physique. (3) Reconnaître la corrélation infinie des événements et la non-séparation des éléments du réel, c’est dépasser la coupure qu’introduit l’analyse en repensant tout élément dans un tout qui le précède. Le succès immense de la chimie est venu de son modèle fondé sur l’analyse. Aujourd’hui l’écologie et la biologie et la théorie des climats a admis que le Tout doit être envisagé avant ses parties. La physique quantique a très bien compris le sens de la non-séparation des événements dans la Nature. (4) Penser en terme de processus d’organisation et pas seulement en terme d’ordre, est une leçon que la biologie nous a appris, mais son prolongement est nécessaire dans les sciences humaines. (5) La pensée systémique, issue de la cybernétique, a complètement renouvelé le problème de la causalité et son application a été faite en biologie et dans la théorie des climats. En économie la notion a aussi une grande portée. (6) La physique a appris à réintégrer le désordre et a remis en question le déterminisme au niveau le plus subtil de la matière. (7) La zoologie a remis en cause la prétention à tirer un savoir valide de la seule expérimentation sur l’animal en laboratoire. C’est dans son environnement que le vivant doit être étudié. (8) Fait nouveau dans la physique, la remise en cause de la séparation observateur/observé dans la mécanique quantique. La science n’existe que pour le sujet qui la construit. Il n’existe par d’objectivité absolue (9) Comte disqualifiait la psychologie. La science classique édifiait un savoir à prétention universelle et qui resterait identique, même si n’y avait pas d’être humain. Nous savons que ce point de vue est complètement erroné. (10) Depuis Descartes, la dissociation de la subjectivité (située dans la substance pensante, mais chassée hors de la science) et de l’objectivité (située dans la substance étendue) est un présupposé admis de la démarche scientifique. Mais l’objectivité n’a aucun sens, indépendamment du sujet. La subjectivité est le fondement de tout savoir. Le quantitatif n’a aucun sens, coupé du qualitatif. La vie est subjectivité. (11) Le concept d’autonomie n’a quasiment aucun statut dans la biologie mécaniste. Il a dû trouver refuge en morale. Mais nous savons aujourd’hui que l’auto-référence est au fondement même des processus vivants. Il permet d’intégrer tout les processus vivants. (12) E. Morin cite Niels Bohr : « Une vérité superficielle est un énoncé dont l’opposé est faux ; une vérité profonde est un énoncé dont l’opposé est aussi une vérité profonde. ». La logique de la dualité classique ne caractérise qu’un mode de pensée élémentaire, le passage à l’appréhension du complexe suppose une réforme de la logique. Gödel en mathématique a mis en évidence les limites de la démonstration magique au sein de systèmes formels complexe. (13) Le projet cartésien a eu le succès qu’il méritait, mais nous savons aujourd’hui qu’il est nécessaire de renouveler notre modèle de la science, de fonder une nouvelle manière de penser fondée non sur l’analyse d’un objet, mais sur son interaction avec d’autres objets, dans des système de plus en plus vastes.
La différence de point de vue entre l’ancien paradigme et le nouveau est très étroitement liée à la nécessité de dépasser la pensée dualisante. Il est incontestable que l’orientation cosmoderne de la pensée nouvelle enveloppe une conscience des limites de la dualité bien plus élevée que celle de la pensée moderne. Nous voyons donc que la question de la dualité n’est pas une question annexe, ni anecdotique, et encore moins une sorte d’effet de mode de la pensée orientale. Comme l’a très bien vu Hans Jonas, le mode de pensée du dualisme est un trait décisif de l’histoire mentale de l’espèce humaine. Nous ne comprendrons jamais rien à la pensée et à la structure du mental, tant que nous n’aurons pas élucidé le sens de la dualité. Mais la science le peut-elle ? La science n’est-elle pas faite par nature pour demeurer dans un mode de représentation duel ?
C. Le choc métaphysique de la non-dualité
Hans Jonas dans Le phénomène de la vie, dit que « si nous identifions le domaine de la nécessité à la caverne de Platon, alors la théorie scientifique ne conduit pas hors de la caverne ; et son application pratique n’est pas non plus un retour à la caverne : elle ne l’a tout bonnement jamais quittée. Elle est entièrement de la caverne et donc n’est pas du tout de la théorie au sens platonicien». Nous pouvons faire exactement la même remarque au sujet de la dualité. Tant que la représentation duelle n’est pas mise en cause, comprise et dépassée, on ne peut pas en sortir, on est tout simplement dedans. Que l’on soit femme de ménage, travailleur à la chaîne, ministre, physicien, économiste, philosophe, prêtre, acteur de cinéma ou chanteur de charme etc. Le monde de la caverne est le monde de la dualité. La demeure de la caverne, celle du monde sensible, est celle du relatif, et dans le relatif, aucun concept ne saurait subsister sans son contraire. La plus grande partie de notre expérience quotidienne, se situe dans le domaine relatif des relations élémentaires. Notre expérience empirique se situe dans le champ du relatif, dans le champ de la dualité tracé dans les sillons de l’attitude naturelle dans la vigilance. Maintenant, à supposer que brusquement nous sortions de la dualité, que nous entrions dans un éveil plus élevé. Nous aurions dès lors un nouveau point de vue. La pensée ferait un saut d’intelligibilité. Or, pour parler comme Platon, dans le monde intelligible, dans le domaine des relations sublimes, dans l’absolu, rien de ce qui existe n’a de contraire. Si l’appréhension de la dualité est coextensive à la pensée dans vigilance, il est indispensable, pour entrer dans le champ des relations sublimes, que l’intelligence transcende son fonctionnement ordinaire. L’accès à la non-dualité est une sorte de saut quantique de la pensée et un changement radical de perspective.
Est-il possible de frayer un passage de l’appréhension de la dualité à l’appréhension de la non-dualité ? Un familier de la pensée antique ferait immédiatement un rapprochement, entre ce que nous venons d’aborder et la transition qui s’effectue de Platon à Plotin.
Toute philosophie est ancrée dans une expérience décisive qu’elle ne cesse de commenter et à laquelle elle ne cesse de revenir. Or, justement Plotin se réfère à une expérience d’unité qu’il aurait connu à plusieurs reprises. C’est la réminiscence de la conscience d’unité qui irrigue toute sa pensée dans les Ennéades.
L’appréhension de la dualité, comme l’éclatement d’une diversité irréductible est la perception commune de l’attitude naturelle. Celle de la pensée discursive dans laquelle l’opposition sujet/objet est durcie dans des oppositions inconciliables. Pour Plotin, il s’agit là de la forme la plus faible de la contemplation. Celle qui tient à l’appréhension de la matière détachée de tout principe d’unification. Le discours d’une âme égarée dans la diversité. Que la contemplation s’intériorise d’avantage et elle pénètrera dans le royaume de l’intelligence où l’unité se fera de plus en plus vivante, où la dualité prendra fin. Le chemin de la non-dualité est un chemin de connaissance de soi et c’est aussi un pas vers l’intérieur. C’est aussi la conversion intérieure de l’âme. Telle est l’aube de la sagesse. Dans l’âme sage « les objets connus en viennent à être identique au sujet qui connaît, parce qu’elle aspire à l’intelligence. Dans l’intelligence, sujet et objet sont évidement un, non plus par une intime union comme dans la meilleure des âmes, mais d’une unité substantielle ; être et penser, c’est la même chose, le sujet n’y est plus différent de l’objet». L’âme en chemin, l’âme qui cherche, est engagée dans la contemplation. Elle cherche depuis toujours cette unité substantielle du premier Principe qui est au fondement de l’intelligence elle-même et « ce principe n’est donc pas l’intelligence, et il échappe à la dualité». Que le voile de la dualité se déchire, que l’unité sous-jacente soit révélée et la perception de la diversité sera radicalement transformée, car la diversité sera vue dans l’unité du Principe qui soutient toute manifestation et non pas séparée. « Le Principe, c’est tout en Un, tout y est à la fois, chaque partie y est l’ensemble, mais de ce principe, qui reste immobile en lui-même, procèdent les êtres particuliers, comme d’une racine, qui reste fixée en elle-même, provient la plante : c’est une floraison multiple où la division des êtres est chose faite, mais où chacun porte l’image du principe. »
Disons le carrément, une telle vision relève directement de l’expérience spirituelle, de la mystique. La modernité a fait l’amalgame entre la mystique et la religion a associé la mystique avec une forme de confusion C’est pourquoi elle a été, dans les temps modernes, regardée avec suspicion. La pierre de touche sur laquelle est fondée la vérité de la représentation, est, de l’aveu même de Kant, l’expérience empirique. Voyez ce que Kant écrit dans La Critique de la raison pure à ce sujet. L’expérience empirique est dominée par la dualité. Transcender la dualité signifie donc transcender l’expérience empirique. Dans la mesure où la spéculation elle-même se maintient dans les limites de l’expérience empirique, elle n’a aucune chance de pouvoir parler de ce qui pour elle est tout simplement non-perceptible. Elle peut tout juste jouer avec des concepts. Kant a donc beau jeu de se moquer de Platon et de sa colombe légère ! Il s’est interdit par avance toute intuition plus élevée. Depuis l’aube de l’humanité, de l’antique Rig Veda, jusqu’à la spiritualité contemporaine, toute la mystique fait référence non pas à l’expérience empirique, mais à l’expérience spirituelle, ce qui invariablement conduit à un dépassement de la dualité.
La trace de la non-dualité est partout présente dans l’itinéraire de la Pensée. En Orient bien sûr, mais en Occident aussi. Relisez Héraclite : « l’Un, la sagesse unique, refuse et accepte d’être appelée du nom de Zeus ». Qualifier l’un serait le réduire à un prototype humain. Ce qui serait un péril religieux. Mais repousser l’Un serait l’éloigner excessivement de notre pensée, or nous ne pouvons penser sérieusement que par rapport à lui. « La sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout ». Et Cela ne répond plus aux qualifications duelle de la pensée ordinaire, de cette pensée qui est prompte à raisonner en bien/mal, noir/blanc etc. Ce qui est, est toute chose et enveloppe tous les contraires. « Dieu est jour et nuit, hiver et été, surabondance et famine. Mais il prend des formes variées, tout de même que le feu quand il est mélangé d’aromates et qu’il est nommé suivant le parfum de chacun d’eux ». Evidemment, ce n’est plus d’un dieu moral dont il est question ici, mais d’un Principe cosmique qui enveloppe toute à la fois création-conservation-destruction. C’est ce seul aspect que les commentateurs retiennent souvent à travers le fragment : « Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par la discorde ». Ce qui mutile évidemment l’intuition d’Héraclite qui a en vue un principe d’intelligibilité supérieur au processus de la destruction et qui l’enveloppe. Y compris dans les affaires humaines. « La Loi, c’est encore d’obéir à la volonté de l’Un ».
Les présocratiques ont de même très bien compris que l’appréhension de l’unité au sein de l’Etre n’est possible que lorsque la perception du temps psychologique est abolie. Parménide écrit « l’Etre est incréé, impérissable, car seul il est complet, immobile et éternel. On ne peut dire qu’il a été ou qu’il sera, puisqu’il est à la fois tout entier dans l’instant présent, un, continu ». Ce sur quoi Plotin revient très souvent. L’appréhension de l’unité n’est possible que si l’intelligence peut mettre entre parenthèses la division des dimensions temporelles. L’Etre « possède en entier sa propre Vie, sans y rien ajouter dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir ». Et en conséquence, « l’éternité est la vie infinie ; ce qui veut dire qu’elle est une vie totale et qu’elle ne perd rien d’elle-même, puisqu’elle n’a ni passé, ni avenir, sans quoi elle ne serait pas totale ».
La Vie infinie est un Soi qui perpétuellement cohère avec Soi, et c’est précisément cette enstase qui désigné dans les traditions spirituelles par le terme l’Un. De l’Un qui se tient perpétuellement près de soi et procède toutes choses y compris la pensée. Plotin de cache pas que la pensée ne saurait l’atteindre. Elle doit rester sur le seuil et c’est dans le silence que l’éblouissement de l’unité peut lui être donné. La contemplation de la pensée peut remonter la procession de la Manifestation vers sa source, mais à terme, il y a un saut, un saut qui n’est pas de l’initiative de la pensée. L’unité n’apparaît que lorsque le mental perd la tête ! Le paradoxe est ici total. La pensée ne peut saisir l’unité et ne peut l’enfermer et cependant il est possible d’en faire l’expérience. Il y a bien un embrasement soudain de l’unité, une expérience et même une expérience verticale. Mais elle se situe aux frontières du dicible. Ce n’est pas vraiment une expérience, car toute expérience se situe dans la dualité sujet/objet. Quand le Sujet pur seul demeure il ne saurait y avoir d’expérience au sens ordinaire du terme. Ce qui veut dire aussi que parvenu à ce point le sens de l’Identité n’a plus rien d’individuel. C’est plutôt un sentiment immanent à la pure conscience du Soi. Quelques mots de Nisargadata Maharaj : « L’état d’identité est inhérent à la réalité et il ne s’efface jamais. Mais l’identité n’est ni la personnalité impermanente (vyakti), ni l’individualité liée au karma (vyakta). C’est ce qui reste quand toute auto-identification est abandonnée parce que perçue comme fausse – la pure Conscience, la sensation d’être tout ce qui est ou pourrait être. La conscience est pure au début, et pure à la fin ; dans l’intervalle, elle est contaminée par l’imagination qui est la source de la création. A tout instant, la conscience demeure la même ; la connaître telle qu’elle est, identique à elle-même qu’elle soit pure, ou voilée, c’est la réalisation et la paix intemporelle ».
Comme la représentation de la dualité surgit au sein de la vigilance, sous la forme de l’opposition sujet/objet, il faut s’attendre à ce que la réalisation de la non-dualité vienne redresser la vigilance elle-même. Et les textes du Vedanta sont tout à fait clairs sur ce point. Abruptement, Maharaj dit : « Quand le mental est calme, absolument silencieux, l’état de veille n’existe plus ». Ce qui veut dire n’existe plus sous sa forme habituelle de vigilance marquée par la séparation et la dualité. Le jnani qui est établi dans cet état est en conscience d’unité. Il parle à partir de cet état. Sa vision est une vision de l’unité. Cependant les mots ne sont pas la chose et la chose ne tient jamais dans les mots. C’est pourquoi la description n’est jamais exacte et il est de bonne guerre d’apprendre à casser les concepts sitôt formulés. La vision de l’unité transcende tous les concepts, y compris le "concept" de vision d’unité. C’est ce qui est souvent très déroutant dans certains textes contemporains.
Si nous voulons bien entendre l’appel qui résonne dans les textes fondamentaux de la spiritualité vivante, nous devons prendre en compte la source à partir duquel ils émergent. Alors nous pourrons comprendre toute l’importance de la non-dualité, sans laquelle aucun de ces textes n’a de signification.
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La dualité est présente dans le mouvement discursif de la pensée. Elle structure de part en part notre représentation commune. Elle n’est pas une formation à part, qui ne serait en œuvre que dans la théorie, la spéculation ou le savoir. Nous pensons dans la dualité. La plupart de nos problèmes sont intimement liés au trafic de la dualité. Le mental est ainsi fait qu’il est capable de justifier une chose et aussi son contraire.
Ce qui doit nécessairement nous aider à prendre conscience de ses limites. Et à chercher à les dépasser. La pensée complexe propose une dynamique d’intégration qui répond au besoin de dépasser la dualité commune. Elle présente pour la première fois une alternative pertinente à la logique classique fondée sur la dualité.
Il reste cependant que le fond du problème est métaphysique et non pas logique. L’Etre semble jouer dans la dualité le jeu même de la Manifestation où celui qui joue se perd dans son jeu et se retrouve. En langage plotinien, il faudrait presque dire que l’âme fait l’expérience d’elle-même à travers le jeu de la dualité. Avec un peu d’audace métaphysique, nous dirions que l’Un s’expérimente lui-même dans la diversité dans le jeu de l’âme avec elle-même au sein de la dualité. Même si la dualité ne donne aucune réalité à son objet, il reste qu’elle rend pourtant possible une expérience et que c’est peut être justement cette expérience que nous appelons la Vie.
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dialogue : questions et réponses
Accueil, index analytique, © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan, Version papier.
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